La personalità e la politica di Mussolini
secondo uno studio di

M. BLONDEL
diplomatico francese
(gennaio 1938)




M.BLONDEL, CHARGÉ D'AFFAIRES DE FRANCE À ROME,
À M. DELBOS, MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES.

Rome, 27 janvier 1938

Dans sa si intéressante dépêche n. 1836 du 18 novembre dernier, notre ambassadeur à Berlin se demandait quelle était désormais la base juridique des rapports italo-allemands et s'il y avait lieu de croire que, malgré tous les démentis officiels, un traité secret avait été conclu entre les deux pays. M. François Poncet commentait à ce propos une étude fort curieuse publiée par M. von Freytagh-Loringhoven dans la revue "Völkerbund und Völkerrecht" et intitulée, conformément aux inspirations wagnériennes du IIIe Reich, Le crépuscule des traités.
J'ai prié un de mes collaborateurs de rechercher ce qui, dans les écrits, les discours et, bien entendu, les actes du chef du gouvernement italien, paraîtrait de nature à nous fournir d'utiles indications sur la pensée de M. Mussolini tant en ce qui concerne la pratique que la conception même des alliances. M. Jean-Paul Garnier a exposé ci-dessous les raison pour lesquelles les conclusions de notre ambassadeur à Berlin correspondent à l'opinion que l'on peut se former à Rome sur le fonctionnement de la collaboration de l'Allemagne et de l'Italie et il s'est attaché à mettre en évidence les idées directrices dont le Duce semble s'inspirer, en matière de politique étrangère.

Il n'existe pas, lorsqu'on veut étudier la personnalité de M. Mussolini, de publication analogue à Mein Kampf. Le chef du gouvernement italien n'a jamais éprouvé le besoin de définir ses idées et ses vues comme l'a fait le chancelier Hitler dans son livre. Sans doute, le Duce a-t-il prononcé d'innombrables discours, dont certains ont eu le retentissement que l'on sait et est-il l'auteur de bien des articles de journaux, écrits dans ce style véhément et combatif qui lui est propre. On peut glaner de-ci de-là dans la collection complète des Scritti et Discorsi des renseignements qui valent d'être notés, mais il s'agit toujours d'indications fragmentaires. Bien qu'on ait de plus en plus tendance à le célébrer comme une sorte de surhomme, M. Mussolini n'a pas daigné faire connaître jusqu'ici à son peuple le nouvel évangile. Il s'est borné à définir ce que doit être son credo.
M. Mussolini semble avoir condensé l'essentiel de sa pensée politique dans la thèse de doctorat en droit que, sur le conseil de M. Grandi, il décidait de soutenir devant la faculté de Bologne en avril 1924. Alors qu'il était président du Conseil depuis un an et demi déjà, le Duce voulut consacrer son travail à Machiavel dont il entendait faire l'éloge et poursuivre la réhabilitation. L'ouvrage, qui ne comptait d'ailleurs qu'une quinzaine de pages rédigées d'une manière assez hâtive particulièrement violente et même outrancière, est desormais rigoureusement introuvable et la version officielle est que la thèse n'a finalement pas été achevée, ce qui est inexact. De toute façon, il nous reste le Prélude au Machiavel qui a été publié à l'époque par la revue "Gerarchia" et n a pu être de la circulation. D'une façon générale, on ne saurait trop souligner l'influence considérable que les œuvres principales du célèbre secrétaire florentin exercent sur l'esprit de M. Mussolini et de son entourage immédiat comme sur le développement intellectuel des nouvelles générations fascistes destinées à fournir les cadres de l'Italie de demain. Le théoricien de la pure raison d'État a évidemment contribué plus que tout autre avec Georges Sorel et Nietzsche, ainsi que dans une moindre mesure Péguy, Renan et Bergson, à la formation du Duce qui l'a d'ailleurs reconnu. Ne déclarait-il pas, en effet, à l'écrivain allemand Emil Ludwig, en propres termes: "Mon père nous lisait Le Prince le soir quand nous nous chauffions à ce qui restait de feu dans la forge tout en buvant notre vin du pays. Lorsque je l'ai relu a quarante ans, le livre me fit encore un effet aussi puissant".

Examinons donc quelles répercussions peuvent avoir sur la conduite d'un homme d'État moderne aussi bien en politique intérieure que dans le domaine extérieur des conceptions qui s'apparentent aussi étroitement à cettes d'un Florentin né à la fin du quinzième siècle.


Politique intérieure.


Politique extérieure

M. Mussolini est comme l'auteur du Prince inspiré par une volonté de réalisme et la passion de la romanité. On trouve chez lui besoin de lucidité aiguë qui ne recule ni devant le cynisme, ni devant la brutalité. Ils éprouvent l'un et l'autre une sorte de joie sombre à réduire à néant les illusions sentimentales dont les nations aiment à se bercer, en faisant apparaître en pleine lumière le visage véritable, si souvent antipathique de la raison d'État, qui n'est en dernière analyse que celui de la force. M. Mussolini s'exaspère de la contradiction presque forcée qui existe, au moins dans une certaine mesure, entre les nécessités vitales des peuples et l'idéal qu'ils prétendent poursuivre. C'est ainsi que les efforts plus ou moins heureux tentés par les démocraties pour harmoniser les principes dont elles se réclament et les intérêts nationaux permanents dont elles ont la charge n'excitent en lui que risée et mépris. Il croit discerner là une preuve de ce qu'il considère comme la monstrueuse hypocrisie des puissances occidentales. Nous avons là, en particulier, une des raisons constantes des difficultés d'une entente italo-britannique. À Rome, on continue à soupçonner la Grande-Bretagne des plus nous desseins et les tentatives du cabinet de Londres pour concilier ses scrupules sentimentaux avec le sens de ses intérêts impériaux sont révélatrices pour les Italiens de la nouvelle école de la mauvaise foi et de l'insincérité systématique de la perfide Albion. "Nous ne parlons pas la même langue", dira le comte Ciano à l'ambassadeur d'Angleterre, tant la différence des psychologies est grande. Pour le Duce, comme pour Machiavel, "quand il s'agit du salut et la patrie, on ne doit verser dans aucune considération ni du juste ni de l'injuste". Cela seul compte, voilà la réalité. Il n'y en a pas d'autre. Le reste n'est que verbiage, balivernes, bonnes tout au plus à gagner du temps et à amuser le tapis.
L'évangile du pacifisme fut prêché après la guerre à des foules avides d'espérance par des hommes d'État généreux et véritablement réalistes mais le support matériel de leur apostolat ne fut pas suffisant pour qu'il triomphât de résistances fatales. Quand la France cessa d'être l'unique grande force militaire de l'Europe, ses conception n'obtinrent plus cette adhésion presque générale qu'elles avaient obtenue au début. Telle est, pour le chef du gouvernement italien, la démonstration éclatante de la profonde vérité de la phrase fameuse de Machiavel, que j'ai citée plus haut sur les prophètes désarmés. Pour sa part, le Duce n'a jamais cru au pacifisme intégral. Déjà en 1920, il s'écriait à Trieste: "Il n'y aura pas une période de paix tant que les peuples ne s'abandonneront pas à un rêve chrétien de fraternité universelles et qu'ils ne pourront se tendre la main au-dessus des océans et des montagnes. Pour mon compte personnel, je ne crois pas trop à cet idéal..."5.
Plus tard, il ajoutera: "Le fascisme ne croit pas à la possibilité ni à l'utilité de la paix perpétuelle". Il repousse ce pacifisme qui cache une renonciation à la lutte et une lâcheté devant le sacrifice. Seule la guerre porte au maximum de tension toutes les énergies humaines et marque d'un sceau de noblesse les peuples qui ont le courage de l'affronter6. Et quand nous le verrons dans son discours de Bologne offrir la paix au monde, ce sera "au milieu d'une forêt de 8 millions de baïonnettes"! D'ailleurs, l'État fasciste n'est-il pas avant tout "une volonté de puissance et d'empire"? "La tradition romaine est ici une idée de force. Dans la doctrine du fascisme, l'Empire n'est pas seulement une expression territoriale, militaire ou marchande, mais spirituelle et morale. On peut concevoir un empire, c'est-à-dire une nation qui, directement ou indirectement, guide d'autres nations sans que la conquête d'un seul kilomètre carré de territoire soit nécessaire. Pour le fascisme, l'aspiration à l'empire, c'est-à-dire à l'expansion des nations, est une manifestation de vitalité: son contraire, l'esprit casanier, est un signe de décadence. Les peuples qui naissent ou ressuscitent sont impérialistes, les peuples qui meurent sont renonciataires. Le fascisme est la doctrine la plus apte à représenter les tendances, les états d'âme d'un peuple qui, comme le peuple italien, ressuscite après de longs siècles d'abandon ou de servitude étrangère".
Au Sénat7, dès 1926, le chef du gouvernement déclarait: "Je crois que les peuples... s'ils veulent vivre, doivent développer une certaine volonté de puissance; autrement, ils végètent, vivotent et seront la proie d'un peuple plus fort qui aura développé davantage en lui-même cette volonté de puissance".
Ainsi, paix armée, virile, comme on dira ici. La nation ne doit pas s'abandonner mais être tenue en haleine, au prix des plus grands efforts, afin d'être toujours en mesure, le cas échéant, de faire face à son destin. D'où ce formidable programme d'armements que nous voyons développer et poursuivre avec une étonnante constance. M. Mussolini sait très bien que son pays est fort pauvre et qu'il lui est difficile avec ses seules ressources de jouer un rôle de premier plan dans la politique mondiale. Aussi, valorise-t-il au maximum le facteur italien en dotant la nation d'une armée très supérieure à celle d'avant-guerre, d'une bonne et puissante marine, d'une excellente aviation. Il augmente ainsi la faculté de nuire de l'Italie fasciste pour qu'elle puisse faire écouter sa voix au dehors et réaliser ses vues dans la mesure du possible. Comme les électeurs de Brandebourg autrefois, il forge un instrument militaire de nature à donner du prix à son alliance éventuelle. Et c'est bien parce que, malgré tout, il doute quelque peu de la qualité de son "matériel humain", qu'il consacre tous ses soins à intensifier les moyens d'action des armes techniques, de la flotte et de l'aviation, car il n'ignore pas qu'ainsi, il devient complémentaire du Reich et peut mettre à la disposition de ce dernier des éléments qui lui manquent encore jusqu'à un certain point: "Les républiques et les princes vraiment puissants n'achètent pas les amitiés avec de l'argent mais avec la vertu et la réputation de leur force... Quand un état se conduit de telle manière que ses voisins, pour avoir son amitié, sont ses tributaires, alors c'est un signe certain que cet état est puissant, mais lorsque ses voisins, même plus faibles que lui, en tirent de l'argent, alors c'est un signe de grande faiblesse"8.
Pour Machiavel, la loi même de la vie c'est le mouvement. "Être vertueux, c'est vouloir et savoir agir". M. Mussolini ne hait rien tant que l'immobilité. "Nous ne sommes pas et ne voulons pas être des momies éternellement immobiles, le visage tourné vers le même horizon", écrivait-il le 15 novembre 1914 dans le "Popolo d'Italia". Et dans son entretien avec Emil Ludwig, il s'exprimait ainsi: "Le négatif, l'éternel immobile est damnation. Je suis pour le mouvement. Je suis un être en marche". Aussi, le Duce se rebelle-t-il contre les efforts de la France pour arrêter définitivement dans sa forme actuelle la configuration de l'Europe. Il trouve absurde d'essayer d'arrêter le monde en marche. Ce n'est pas sans raison qu'on a pu graver à Budapest ces paroles de M. Mussolini: "Les traités ne sont pas éternels". Le dynamisme qui est à la base même du fascisme s'inscrit en faux contre cette acceptation en quelque sorte statique des choses que les grandes démocraties satisfaites essaient d'imposer à l'humanité. Le chef du gouvernement italien qui est tout désir, toute impatience - et est sans doute assez différent en cela du chancelier Hitler - incarne au contraire les appétits, les désirs, les revendications des forces nouvelles.
Lorsqu'il a l'impression qu'on cherche à gagner du temps, à l'user, en partant du principe que les démocraties sont éternelles et constituent des régime définitifs tandis que les dictatures sont éphémères et ne représentent en somme que des expédients provisoires, M. Mussolini s'irrite profondément. Il pense, comme Machiavel, que chercher systématiquement à profiter du bénéfice du temps "est le propre de la fausse sagesse et la preuve d'une irrésolution réelle qui cherche vainement à se dissimuler". Aussi, s'efforcera-t-il de prouver que loin d'arranger les choses, le temps - quand on n'a pas su conclure le moment venu les accords nécessaires - ne fait qu'aggraver la situation et éloigner les perspectives de conciliation. Le Duce impartira ainsi, presque naïvement, semble-t-il, aux grandes puissances un certain délai pour l'accomplissement des actes qu'il juge nécessaires. Et il sanctionnera la non-réalisation de ces espérances par des mesures dont le seul résultet sera de tendre encore davantage les relations internationales. Moins on lui accorde, plus ses prétentions croissent. Pour obtenir un minimum qui est refusé, il tentera des entreprises démesurées s'il le faut, car "on obtient très souvent avec l'impétuosité et l'audace ce qu'on n'obtiendrait jamais avec des moyens ordinaires. La fortune est femme. Il est nécessaire, quand on veut la soumettre, de la battre ou de la violenter". Voilà des maximes que M. Mussolini a dû bien souvent méditer du fond de son palais de Venise. Et lorsqu'il annoncé son nouveau programme naval (dépêche de l'ambassade n. 15 du 10 janvier), il pensait certainement aux procédés "dilatoires" de la diplomatie britannique à son égard.
Aucun scrupule en politique étrangère n'est admis pas le fascisme, qui n'entend connaître comme règle d'action que son seul intérêt. S'il existait encore il y a trois ou quatre ans des personnes naives qui restaient persuadées que l'assimilation d'un traité a un chiffon de papier constituait en quelque sorte le monopole de la patrie de Bismarck et du chancelier Bethmann-Hollweg, les événements d'Abyssinie, avec qui l'Italie était formellement liée non seulement par ses engagements en tant qu'état membre de la Société des Nations, mais aussi parla convention d'amitié et d'arbitrage de 1928, ont dû leur ouvrir les yeux. "De notre temps, énonçait déjà le secrétaire florentin, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui ne faisaient cas la fidélité. Nous les avons vu l'emporter sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de leur conduite..." Et il poursuivait: "On peut citer une infinité d'exemples modernes et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toutes espèces devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peu faire voir que ceux qui ont le mieux agi en renard sont ceux qui ont le plus prospéré"... "Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible et quand les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus. Tel est le précepte à enseigner. D'autre part, on n'est tenu d'observer les engagements arrachés par la force. En effet, toujours les promesses forcées lorsqu'elles intéressent la chose publique, se rompront sans que la honte atteigne celui qui les aura rompues dès que la force qui les maintenait cessera d'exister. Les histoires de l'Antiquité sont pleines de pareils exemples et, de notre temps, il n'est pas de jour qu'on n'en fasse quelques-uns".
Il parait évident qu'il n'existe guère plus, à l'heure actuelle, de morale internationale. Aussi, vouloir fonder sur la foi des engagements, n'est-ce pas risquer de fonder sur le sable? Telle est très vraisemblablement l'opinion de M. Mussolini qui estime que son rôle doit uniquement consister à travailler par tous les moyens à la grandeur de sa patrie. Pour lui, le machiavélisme n'est évidemment pas une fin en soi, c'est une méthode et une école de virilité. Le Duce n'ignore pas non plus les formules de Frédéric le Grand: "Quand changent nos intérêts, disait le roi philosophe, il faut changer avec eux. Vaut-il mieux que le peuple périsse ou que le souverain rompe son traité? Quel est l'imbécile qui balancerait pour résoudre cette question?" Pour le vainqueur de Rossbach, "le droit public n'était qu'un vain fantôme que les souverains étalaient dans leurs factums et dans leurs manifestes alors même qu'ils le violaient", et il estimait que "les différends ne se tranchaient pas avec du papier mais avec des opérations vigoureuses". M. Mussolini reprendrait volontiers à son compte ces affirmations du fameux Hohenzollern. Il ferait volontiers siennes les déclarations de l'ami de Voltaire: "Je ne me paie pas de mots, je veux avoir des actions, sans quoi je ne me remue pas plus qu'une pagode de Pékin dans sa niche", et "Je me f... des titres, pourvu que j'aie le pays". La politique, affirmait aussi Frédéric II, "consiste plutôt à profiter des événements favorables qu'à les préparer d'avance".


L'axe Rome-Berlin.

Le dictateur italien n'ignore pas au moment où il se décide à s'entendre avec l'Allemagne que le IIIe Reich a repris à son compte, en s'en faisant gloire, les procédés du Roi-Sergent et de son fils et qu'il se réclame de leurs doctrines politiques comme de leurs procédés de gouvernement. Le Duce sait par conséquent qu'il trouvera à Berlin des hommes aussi cyniquement dépourvus de scrupules que lui-même et qui, eux aussi, entendent tout subordonner à ce qu'ils considèrent comme les intérêts vitaux de la nation allemande. Comment, dans ces conditions, M. Mussolini pouvait-il aborder le problème de la collaboration italo-allemande?
M. von Freytagh-Loringhoven s'élève dans son article contre la conception française d'après laquelle une alliance n'existe que si elle est définie dans un pacte. Et le juriste allemand fait remarquer que pourtant un accord écrit n'est l'expression formelle de relations réelles. Le rôle d'un traité est de constituer "un règlement d'application pratique", ce qui suppose par conséquent une communauté d'intentions et de points de vue qui, dans la mesure même où elle existe, n'a pas besoin d'être fixée dans un texte.
Il n'est pas douteux que les considérations ainsi développées par l'auteur du Crépuscule des traités ne rencontrent la pleine approbation des dirigeants fascistes. A notre conception, en quelque sorte notariale des alliances, s'est substituée dans les pays totalitaires une notion de collaboration agaissante, extrêmement différente de la pratique d'autrefois dont nous continuons encore à nous inspirer. Une convention sur le modèle du traité franco-russe d'avant-guerre ou de nos pactes actuels d'assistance mutuelle avec référence à la Société des nations est tout à fait aux antipodes de la pensée mussolinienne, comme aussi, semble-t-il, des idées directrices du chancelier Hitler. Le Duce se résoudrait sans nul doute difficilement à signer un papier précis et technique prévoyant toutes les hypothèses et constituant un engagement secret et impératif qu'il y aurait lieu d'exécuter le moment venu et qui pourrait rester lettre morte tant que l'éventualité prévue ne se serait pas produite. "Un seigneur prudent, affirme Machiavel, ne peut ni ne doit observer la foi quand une telle observance tourne contre lui et qu'ont disparu les raisons qui lui firent promettre... Et jamais ne manquèrent à un prince des raisons légitimes de colorer leur inobservation".
Pourquoi donc s'engager inutilement, alors qu'on se rend compte de part et d'autre que si les circonstances en raison desquelles un traité d'alliance a été signé venaient à se modifier sensiblement, le texte perdrait ipso facto toute sa valeur? Il importe au contraire de créer un état de solidarité de fait qui soit tel que chacun des deux états se sente suffisamment soudé à l'autre au point que toute menace dirigée contre l'Allemagne atteigne automatiquement l'Italie dans ses intérêts vitaux et réciproquement. L'identité de l'idéologie des deux régimes facilite d'ailleurs grandement les choses. L'alliance italo-allemande n'a pas besoin de reposer sur un traité formel. Elle est fondée sur l'amitié des deux dictateurs qui ont décidé de poursuivre certains buts communs en collaboration, tout en gardant conscience, bien entendu, de leurs intérêts particuliers. Il est impossible et inutile de prévoir tous les cas où l'accord devra jouer mais ce qui importe, c'est la volonté bien arrêtée de se soutenir diplomatiquement et militairement si cela devenait nécessaire. "Si cette volonté existe réellement, écrit M. von Freytagh-Loringhoven, l'accord se fera facilement, même en temps de guerre, sur l'importance et la nature de l'aide que les deux partenaires se fourniront mutuellement... Tel est l'accord germano-italien. Aucun traité ne l'enregistre; mais c'est de là justement qu'il tire son caractère et sa force".
On ne se fait, à Rome, aucune illusion sur les sentiments que le peuple allemand dans sa masse comme d'ailleurs certaines autorités du Reich telles que le baron von Neurath, ou même l'actuel ambassadeur à Roma, M. von Hassel, nourrissent à l'égard des Italiens et sur le peu de confiance qu'on accorde à leur valeur militaire. D'autre part, tout en éprouvant ici la plus grande considération pour la force allemande, les dirigeants fascistes se considèrent, bien à tort du reste, comme intellectuellement très supérieurs aux produits de la race germanique, "ces gens qui ignoraient encore l'écriture quand Rome avait César, Virgile et Auguste"9. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'aucun penchant naturel ne pousse les Italiens et les Allemands des uns vers les autres et que jusqu'à présent, les courants de sympathie unissant les deux nations étaient assez faibles.
Aussi, rien n'a-t-il été négligé pour assurer une meilleure compréhension réciproque. Tout a été mis en œuvre pour faciliter une interpénétration italo-allemande. Aux accords de travail ont succédé les innombrables visites des représentants de toutes les branches de l'activité italienne en Allemagne, l'industrie, le commerce; les intellectuels allemands ont visité l'Italie. Les démonstrations spectaculaires, les réceptions, les fètes se succèdent. Comme je l'ai signalé, 30.000 travailleurs agricoles vont quitter temporairement le Royaume pour venir aider leurs camarades du Reich. On sait, d'autre part, que près de 20.000 colons allemands doivent s'installer en Afrique orientale. Il ne serait même pas impossible - bien que ce bruit ait été démenti officiellement - qu'à l'occasion de la visite du chancelier Hitler à Rome en mai prochain et de son séjour éventuel à Tripoli, l'Italie fasciste n'annonce au monde qu'elle cède en toute souveraineté à l'Allemagne le Djubaland que l'Angleterre lui a donné en 1924. Ceci, bien entendu, serait destiné à mettre, le cas échéant, la France et l'Angleterre en mauvaise posture par rapport aux revendications coloniales du Reich et servirait à orienter ce dernier vers l'Afrique car on craint, à Rome, que le gouvernement de Berlin ne se désintéresse au fond de cette question et ne concentre toute son attention sur l'Europe centrale. S'il le faut, ainsi que l'ambassade l'a indiqué dans sa dépêche n. 23 du 20 janvier 1938, on se résoudra à aborder aussi avec le Reich la question d'Autriche, en réclamant, bien entendu, des compensations. Le développement de la politique d'autarcie que les deux gouvernement cherchent à réaliser ensemble ne peut que contribuer au renforcement de la collaboration dans la paix de l'Allemagne et de l'Italie dont toute l'économie est, on le sait, organisée en vue de la guerre. Le Reich entendra vraisemblablement être payé, sous une forme ou sous une autre, des sacrifices qu'il consent à son alliée. Voilà, pour ne citer que quelques exemples particulièrement significatifs, une solidarité de fait singulièrement agissante et dans tous les domaines qui portera ses fruits. Nous la verrons, n'en doutons pas, se développer intensément dans les mois qui viennent et les deux pays ne se contenteront certainement pas d'harmoniser leur régime du travail ou leurs conceptions syndicalocorporatives!
Il existe, bien entendu, des points de divergence évidents entre l'Italie et l'Allemagne - qui seraient d'ailleurs beaucoup plus sensibles si la communauté de régime ne créait des liens extrêmement puissants entre les deux gouvernements. Tout l'art consiste à les laisser artificiellement dans l'ombre-quitte à faire, le moment venu et pour pénibles qu'ils puissent être, les sacrifices nécessaires au maintien de l'alliance - en suscitant des points de collaboration et en les mettant immédiatement en pratique. L'arrangement polono-allemand de 1934, point de départ de toute l'évolution politique de la Pologne pilsudskienne, et grace auquel le fameux probleme du "Corridor" a été mis en sommeil pour des années, montre à quels résultats on peut parvenir dans cet ordre d'idées. Qu'il s'agisse de la lutte contre le communisme, de l'affaire espagnole, du torpillage de l'œuvre et du rôle de la Société des Nations, de la répartition de zones d'influence en Europe centrale, etc... on trouvera toujours - même en dépit de rivalités latentes - des affaires au sujet desquelles, puisqu'on en a la volonté, l'Italie et l'Allemagne pourront agir en suivant une ligne à peu près identique.
Tout cela n'exclut pas, cela va de soi, des conversations d'ordre technique pouvant se traduire en un certain nombre d'accords précis et limités, de procès-verbaux définissant comment les deux pays pourraient s'entraider au cas où certaines éventualités se produiraient. Mais cela n'implique aucun engagement définitif et précis et on peut évidemment se demander ce qui subsisterait rapidement de l'entente italo-allemande si les volontés des deux dictateurs cessaient d'être étroitement concordantes comme à présent. Il reste aussi à voir si une telle conception de la pratique des alliances entre états fascistes, qui dépasse de beaucoup la portée des ententes cordiales d'avant-guerre, ne finira pas par laisser, si elle se développe longtemps encore, aux maîtres absolus des nations totalitaires infiniment moins de liberté d'appréciation que n'en gardaient autrefois les hommes d'État libéraux, quand il s'agissait d'appliquer les stipulations d'un traité secret rédigé en bonne et due forme.


Le rapprochement franco-italien.

Quand on réfléchit aux conditions dans lesquelles s'est fait le rapprochement franco-italien, dont la durée devait être éphémère, on ne peut pas manquer d'être frappé de la manière de procéder de M. Mussolini. Les négociateurs italiens n'ayant pas obtenu de notre part, en ce qui concernait l'Éthiopie, la formule de désistement qu'ils souhaitaient, le chef du gouvernement donna l'ordre à ses experts de conclure néanmoins en se contentant de la phrase: "Le gouvernement français ne recherchera en Éthiopie la satisfaction d'autres intérêts que des intérêts économiques." qui ne pouvait lui convenir, étant donné ses arrière-pensées. Nous savons en effet maintenant de la façon la plus indubitable par la publication du livre du maréchal de Bono "sur la préparation et les premières opérations" en Abyssinie que, dès 1933, M. Mussolini songeait à faire la guerre au Négus et qu'il était décidé à résoudre cette question avant la fin de 1936. Ainsi, le dictateur italien acceptait une rédaction qui, en elle-même, ne le garantissait nullement vis-à-vis de nous au cas où il entendrait s'emparer de l'Éthiopie par la violence. Il y avait donc beaucoup d'imprudence, étant donné les redoutables inconnues d'alors et l'incertitude où devait être l'Italie quant à notre attitude en cas de conflit, à attaquer comme elle l'a fait.
Mais M. Mussolini était convaincu que la France, au lendemain même des accords de Rome, ne serait pas moralement en mesure de s'opposer sérieusement à l'effort d'expansion tenté par l'Italie. Le Duce a spéculé sur le fait que nous hésiterions beaucoup à compromettre toute l'œuvre de rapprochement franco-italien et que par la force des choses nous serions amenés à tenter de jouer un rôle de médiateur entre la Grande-Bretagne et lui, ce qui faciliterait son action.
Le 30 décembre 1934 déjà, M. Mussolini avait établi personnellement "les directives et le plan d'action pour résoudre la question italo-abyssine". Il notait dans ce travail la nécessité de faire vite, car "le temps travaille contre nous". Quand le maréchal de Bono demande trois divisions pour octobre 1935, le chef du gouvernement lui répond le 8 mars qu'il lui en enverra dix. Et il ajoutait: "Egalement en vue d'éventuelles controverses internationales (Société des Nations, etc.), il est bon de hâter les événements".
Le 18 mai, le Duce exprimait encore beaucoup plus nettement ses vues: "On a même parlé d'une "démarche"... J'ai fait comprendre qu'à aucun prix nous ne reviendrions en arrière... Grâce à la nomination de deux arbitres du côté italien, nous pourrons nous en tirer au prochain conseil de la Ligue des Nations, mais en septembre il faudra recommencer. Il peut se faire alors que nous soyons dans la nécessité de rompre avec Genève. C'est précisément en raison de cette éventualité qu'il est absolument indispensable de ne pas changer la date d'octobre que nous avons fixée pour le début des opérations éventuelles. Il est indispensable que pour cette époque, tu aies sur place les dix divisions métropolitaines au complet". Et il ajoutait: "Tu dois te pourvoir de vivres et de munitions au moins pour trois ans, bien que cela semble absurde étant donné que des conventions formelles existent au sujet du passage du canal de Suez en temps de paix et en temps de guerre, mais il faut prévoir des difficultés de passage. A la Chambre des Communes, on a même parlé de fermeture du canal. Il faut se préparer toujours aux éventualités les plus pessimistes et les plus difficiles".
Lorsque M. Eden déclara au chef du gouvernement, au cours de son séjour à Rome, en juin, que son pays ne saurait admettre les prétentions excessives de l'Italie, M. Mussolini, sans chercher à se justifier, se contenta de lui répondre: "J'ai prévu, dans mes calcus, une tension certaine avec l'Angleterre". Et il écrivait aussitôt au quadrumvir alors à Asmara: "Tu peux imaginer ma réponse" aux propositions britanniques, poursuivant: "L'attitude anglais nous a servi au lieu de nous nuire... L'attaque devra être écrasante dès le premier moment... Tu n'as donc que cent vingt pour te préparer". L'entente avec la France, bien que rien dans ses stipulations écrites ne permit au Duce de raisonner ainsi, lui paraissait nous avoir suffisamment compromis pour que la volonté du cabinet de Londres pût être contrecarrée et même paralysée dans une certaine mesure.
Lors de l'ouverture des hostilités, le chef du gouvernement répète encore: "L'essentiel est de faire vite et de taper dur" et, le 29 septembre, il télégraphie au maréchal de Bono: "Aucune déclaration de guerre. Devant la mobilisation générale que le Négus a déjà annoncée officiellement à Genève, il faut absolument en finir avec les hésitations. Je t'ordonne de commencer la marche à l'aube du 3, je dis le 3". Ainsi se sont, précipités, par la volonté du chef du gouvernement italien, les événements pendant la période, assez courte cependant, qui va de janvier 1935 à octobre de la même année.
Nous avons là un exemple typique des procédés de M. Mussolini. N'est-il pas à craindre qu'avec l'Allemagne il ne cherche, le cas échéant, à faire quelque chose qui rappelle en beaucoup plus grave ce qu'il a réussi en se basant sur les conséquences psychologiques des accords du 7 janvier 1935? On peut toujours redouter que, si les circonstances lui paraissent favorables, le Duce ne s'efforce d'entraîner le Reich à sa suite, bon gré mal gré, à la faveur de tout déplacement ou déséquilibre momentané de forces en Europe, sans avoir préalablement défini, de façon précise, les modalités de cette collaboration. Et peut-être n'hésiterait-il pas alors à appliquer à la destinée même de l'Italie cette formule qu'il a empruntée à Nietzsche et donnée comme mot d'ordre au fascisme: "Vivre dangereusement", ce qui signifie, déclarait-il, le 2 août 1924, au palais de Venise, "être prêts à tout, à tout sacrifice, à tout danger, à toute action, quand il s'agit de défendre la patrie et le fascisme".



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